La Santa Anna
La caraque
Sainte-Anne, destinée à remplacer la
Santa Maria, était un navire encore plus puissant et de taille bien plus importante. Ironie de l’histoire, elle fut lancée à Nice le 21 décembre 1522, le jour même de la prise de Rhodes par les Turcs du sultan Soliman qui en chassent les chevaliers de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem[1]
La Santa Anna
Dessin de la « grande caraque » , anonyme, XVIIIe siècle, 0,38 x 0,24 cm,
Aix-en -Provence, Cité du Livre, Bibliothèque Méjanes, Ms. 1307
Cette caraque, avec ses six ponts, fut le navire le plus important jamais possédé par l’Ordre et était réputé comme le plus merveilleux navire de son temps. Bien que ses deux ponts inférieurs soient situés en dessous de la ligne de flottaison, le sommet du mât principal d’une galère n’arrivait qu’à un mètre en dessous de sa poupe. Son grand mât était si énorme qu’il fallait six hommes pour en faire le tour. A bord se trouvait une chapelle spacieuse, dont certains panneaux qui la décoraient sont encore visibles dans la galerie des musiciens du palais du grand maître de l’Ordre à La Valette[2]. Sa salle de réception et les quartiers où dormaient les chevaliers étaient si vastes et confortables qu’ils ressemblaient aux pièces similaires d’un palais royal[3]. Tout autour des galeries de la poupe il y avait un petit jardin avec des arbres et des plantes et où les chevaliers pouvaient prendre quelque temps de repos. Elle possédait un moulin que l’on tournait à la main et un four où le pain était cuit chaque jour - chose inconnue sur tous les autres navires de l’époque.
Un navire de cette taille, avec un équipage de 500 hommes, nécessitait plusieurs charpentiers à bord. De même qu’une forge qui fonctionnait jour et nuit occupait trois forgerons. Il y avait suffisamment de nourriture et de boisson à bord pour pouvoir rester six mois en mer sans avoir à se ravitailler. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la
Sainte-Anne était à la fois rapide et très manœuvrante. Elle était parfaitement adaptée aux vents faibles et changeants de la Méditerranée.
La
Sainte Anne possédait 50 gros canons à bord et de nombreux plus petits répartis tout autour de la coque. Son artillerie était ce qui se faisait de mieux[4]. Pour servir ces canons il y avait, entre autres, les bombardiers maltais qui avaient acquis une solide réputation pour leur adresse. La Sainte Anne pouvait affronter jusqu’à 50 galères à la fois[5].
Cette caraque était recouverte de plomb en dessous de la ligne de flottaison, ce qui rendait la coque parfaitement étanche[6], une technique révolutionnaire jamais encore imaginée par les autres puissances maritimes. Ainsi, les Anglais ne commenceront à revêtir leurs navires de cuivre que seulement 200 ans plus tard[7]. Les bordés de la Sainte Anne étaient si épais qu’ils ne furent jamais percés par un boulet ennemi[8]. Le capitaine Windus, de l’escadre anglaise stationnée aux Indes, signale à l’Institut archéologique de Londres, le 7 février 1862, que la caraque Sainte AnneSainte Anne, dit-il, était couverte de métal et parfaitement résistante aux tirs de canons. Apparemment, le capitaine Windus a quelque peu exagéré sa description de la caraque ou alors a mal interprété Bosio qui a écrit qu’elle était revêtue de plomb uniquement pour la rendre étanche à l’eau et non aux boulets. Si tel avait été le cas, les chevaliers auraient revêtu toute la coque[9]. Ce qui ne fait aucun doute c’est qu’il n’y avait à l’époque aucun navire capable de l’affronter et encore moins de la couler. des chevaliers de Malte était le premier navire de guerre cuirassé pour résister aux projectiles de son époque, donc précédant de deux siècles l’adoption moderne du fer et de l’acier. La La
Sainte Anne devait procurer une impression extraordinaire lorsqu’elle rentrait au port. Ses mats s’élevaient jusqu’aux bastions tandis que ses voiles, lorsqu’elles n’étaient pas ferlées recouvraient et cachaient le fort Saint Ange. Ses sculptures peintes[10] et une multitude de drapeaux de toutes formes, tailles et couleurs offraient un spectacle exceptionnel tandis qu’un orchestre jouait à bord pour annoncer une nouvelle campagne victorieuse[11].
La
Sainte Anne disposait de grandes embarcations avec 15 bancs de rameurs et cinq autres plus petites. Toutes, à l’exception d’une des deux grandes étaient embarquées à bord. L’autre grande embarcation, probablement une brigantine, était remorquée. Ces bateaux, brigantines ou caïques, étaient souvent utilisés pour attaquer les galiotes turques. Les brigantines étaient suffisamment grandes pour embarquer un demi-canon à la poupe et deux à la proue. Un navire de ce type prit part à l’attaque de La Goulette[12].
Personne n’aurait pu imaginer qu’un navire aussi majestueux, la merveille de l’Occident, aurait eu une carrière aussi courte. En 1540, 18 ans après son lancement, le Grand-maître Juan d’Omedes ordonna de démonter ses canons et tout son armement et la navire lui-même fut laissé à l’abandon[13].
La Santa Anna
(c) Société de l’Histoire et du Patrimoine de l’Ordre de Malte (Paris).
Les campagnes victorieuses de la
Sainte Anne apportèrent beaucoup d’honneurs à son capitaine, Fra Francesco de Cleremont. Ce qui avait rendu d’Omedes jaloux, au point de vouloir détruire de Cleremont en lui retirant son bateau. C’est ainsi que d’Omedes ordonna la construction d’une nouvelle caraque pour un autre capitaine. En fait aucun autre navire de ce type ne fut construit car remplacé par deux galions. Tous les chroniqueurs s’accordent pour dire que d’Omedes était détesté par tout le monde, aussi bien les Maltais que les chevaliers eux-mêmes. C’était un vieillard colérique et orgueilleux, sans scrupules et un véritable psychopathe. Cependant, l’Ordre connut à cette époque des difficultés financières due à la confiscation de ses biens en Angleterre par Henry VIII et l’abandon de la Sainte Anne apparut comme une mesure d’économie. Le navire était aussi trop grand pour pénétrer dans le port de Tripoli, autre possession de l’Ordre et la décision de retirer la Sainte Anne fut prise lors du chapitre général de 1540[14].
Notes
[1]
G. Bosio, 22. Historia della Sacra Religione et Illustrissima Militia di S. Giovanni Giersolmitano, Venise, 1695. Il y avait tellement de feux et de fumées sur le chantier de la
Sainte Anne qu’aucun des ouvriers qui travaillait à bord ne fut touché par l’épidémie qui sévissait alors dans la ville.
[2] Ibid., 150. Voir aussi E.W. Schermerhorn, Malta of the Knights (Surrey, 1929), 113.
[3] P.J. Taurisano,
Antologia del Mare, Dalle opere del P. Guglielmonti (Florence, 1913), 198.
[4] Bosio, iii, 150.
[5] Ibid., 114.
[6] Ibid., 150.
[7] F.C. Bowen,
From Carrack to Clipper (London, 1948), 20.
[8] Bosio, iii, 150.
[9] Les Byzantins utilisaient un revêtement de plomb pour protéger les coques contre les attaques des tarets et la pourriture : voir H. Frost,
Under the Mediterranean (London, 1963), 234, 235.
[10] Schermerhorn, 113.
[11] Bosio, iii, 150.
[12] Bosio, iii, 150.
[13] Bosio, iii, 150.
[14] Ibid., 254. Voir aussi Muscat,
La Caraque, pp. 15-28.