Le Président du Conseil d ’Etat du Canton de Neuchâtel, G. Guillaume, au Conseil fédéral
Confidentielle Neuchâtel, 5 octobre 1871
J’ai l’honneur de répondre à votre lettre confidentielle du 2 et.1, concernant les prétendues manifestations de «royalistes» neuchâtelois en faveur des Prussiens, à Pontarlier. M. Eugène Borel, Conseiller d’Etat, s’est rendu hier à Pontarlier, sans caractère officiel, afin d’obtenir privément [sic]des renseignements exacts et précis, et il se rendra demain à Berne pour vous en rendre un compte détaillé. Mais je suis heureux de pouvoir dès à présent, et sans attendre son retour, vous rassurer complètement, Monsieur le Président, sur la portée des faits dont les journaux ont parlé. Le jour du Jeûne fédéral, les établissements publics étant fermés, beaucoup d’habitants de notre canton, surtout ceux qui résident près de la frontière, ont l’habitude d’aller se promener sur territoire français; ceux des Montagnes vont à Morteau, et ceux du Val-de-Travers à Pontarlier. Cette année-ci, la présence de troupes allemandes dans cette dernière ville, y attira un beaucoup plus grand nombre de promeneurs, désireux de profiter de cette occasion unique de voir de près des troupes dont on avait tant parlé depuis un an. Le bruit qui se répandit qu’il devait y avoir une revue et de grandes manœuvres militaires, y attira encore les deux jours suivants un grand nombre de curieux, non seulement des Verrières, mais de tout le Val-de-Travers et même d’autres parties du canton. Mais on peut hardiment affirmer que le mobile unique qui attirait tout ce monde à Pontarlier, c’était la curiosité; que ces curieux, à très peu d’exceptions près, étaient d’excellents républicains, et qu’il n’y a rien eu, absolument rien, qui pût ressembler à une manifestation. Mais la population française a pu être froissée de voir des Suisses venir contempler l’armée allemande, et plus encore de voir les Suisses connaissant la langue allemande s’entretenir avec des militaires prussiens et leur adresser des questions auxquelles ces soldats répondaient, heureux de trouver des étrangers à qui ils pussent parler. Les Français auraient voulu que les Suisses regardassent les Allemands avec la même froideur hostile avec laquelle ils les regardent eux-mêmes. On peut reprocher, sous ce rapport, à quelques individus isolés, de n’avoir pas observé toute la réserve qu’ils auraient dû s’imposer pour ne pas froisser la susceptibilité assez légitime de la population française; ainsi, quelques-uns ont payé à boire à des soldats prussiens et quelques demoiselles, dit-on, leur ont offert des cigares. Mais ces faits isolés et sans importance n’ont eu pour résultat que de faire rire, aux dépens de leurs auteurs. Pour mieux les tourner en ridicule, un plaisant du Val-de-Travers a imaginé d’insérer dans une feuille d’avis (Courrier du Valde-Travers, N°38) un communiqué qui remerciait, au nom des soldats prussiens, leurs «loyaux et fidèles compatriotes des Verrières et des Bayards» qui étaient allés les voir. Cette pièce apocryphe, qui a beaucoup amusé les lecteurs du Courrier, a été prise au sérieux par quelques journaux qui l’ont reproduite comme authentique. Dans nos populations, où chacun sait comment les choses se sont passées, personne ne s’en est préoccupé. Notre Grand Conseil, qui a été réuni les trois premiers jours de cette semaine, n’a vu se produire dans son sein aucune interpellation, ni aucune allusion à ces faits. En terminant, Monsieur le Président, je puis vous affirmer, comme nous avons déjà été dans le cas de le faire dans une précédente occasion, que tous les Neuchâtelois sont maintenant attachés de cœur à nos institutions. Les désastres de la guerre Franco-Allemande, dont ils ont pu voir de près les tristes résultats, leur ont fait sentir et apprécier le bonheur d’être Suisses et républicains, et il n’en est pas un qui ne rende grâces à Dieu de ce que notre position actuelle nous ait préservés des horreurs de la guerre.